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L'objet sonore dans le rapport
entre l'écriture électroacoustique
et l'écriture instrumentale.
Nous avons envisagé de relier cette problématique de l'objet sonore à l'esthétique de la musique atonale composée par Anton Webern en 1913 à travers la présentation de quelques idées-force contenues dans les Six Bagatelles pour quatuor à cordes, op.9 (1913) de Anton Webern, et plus particulièrement dans la première bagatelle.
I Le passage du son acoustique vers le son électroacoustique.
1/ L'enjeu : composer l'illusion
Nous avons placé l'enjeu de la composition électroacoustique dans la perspective d'une étude analytique de la composition de l'illusion sonore. Celle-ci est cristallisée et organisée dans l'acte de composition. Composer avec le son sous-entend composer les sons les uns avec les autres et percevoir ainsi une différence selon leur forme et leur origine.
L'enjeu de l'illusion réside dans le brouillage de la reconnaissance du son initial. La différence de perception du son peut-être de deux sortes : Le premier cas distingue deux sons d'origines différentes, on peut reconnaître un son de violon et un son de violoncelle, même joués ensemble. Dans ce cas il est question de sons différenciés, autonomes. Le deuxième cas expose un son-timbre global dont il est possible de penser qu'il est le résultat d'un nombre indéterminé de sons dont l'autonomie dépend de leur complémentarité. Le résultat sonore équivaut à une sorte de cryptage sonore, entièrement composé, où les sons agissent de manière à ce qu'on les confonde les uns avec les autres pour créer un métason. Seul le dosage de l'intensité attribué à un son par rapport à un autre peut permettre soit de les confondre , soit de faire émerger l'un plutôt que l'autre. L'exemple des mesures huit et neuf des parties d'Alto et de violoncelle, de la Bagatelle n°1 extraite des Six Bagatelles pour quatuor à cordes, op.9 de Webern présente cette particularité du son-timbre global. Dans ce cas, ils 'agit d'une forme composite dont l'organisation interne est déduite avec l'aide de la partition.
2/ Par miroir déformé : de la figure à l'objet sonore
De ce point de vue, l'étude met en relation plusieurs aspects complémentaires. Le premier point concerne le matériau initial instrumental. Pour illustrer le rapport entre l'écriture instrumental et l'écriture électroacoustique, nous avons choisi comme matériau initial instrumentalla Bagatelle n°1 extraite des Six Bagatelles pour quatuor à cordes, op.9 de Webern. La première Bagatelle est écrite sur dix mesures et dure quarante et une secondes.
L'objet de la composition est de proposer une interprétation de la Bsgatelle n°1 passée par le filtre des transformations électroacoustiques du son. La composition "Par miroir déformé" est une étude du passage, depuis le son acoustique du quatuor à cordes initial, jusqu'aux sons électriques obtenus par manipulations sur le support enregistré.
De même la pièce se veut être une proposition de mutation de l'esthétique de la figure instrumentale en une esthétique de l'objet sonore électroacoustique.
L'idée de l'illusion composée souligne l'importance de la notion de figure considérée comme une entité complexe, autonome, formés d'une pluralité d'objets sonores composés de plusieurs paramètres qui les différencient selon le mode d'organisation choisi (le timbre, la durée, la hauteur, l'intensité, la technique instrumentale et les modes de jeu). Nous remarquons qu'il est naturel de dire que ces paramètres sont le propre de la musique instrumentale. dans le cas de Webern, l'aller retour entre l'écoute et la partition permet de vérifier ce qui est du ressort de l'illusion acoustique ou de la réalité sonore. Qu'en est-il de la musique électroacoustique? Pouvons-nous défendre l'idée de cette même terminologie des paramètres musicaux appliqués à la musique électroacoustique?
Le coeur du problème de l'analyse, se situe dans le phénomène de l'illusion sonore qui tend à brouiller la perception des individualités sonore au profit des formes générales du son. En effet, le problème de l'illusion se caractérise par l'incapacité que l'oreille rencontre à restituer certains détails de ce qui est écrit sur le support enregistré.
Or l'enjeu de la musique est de se faire entendre et de faire en sorte que l'auditeur puisse différencier les mélodies, les accords, la polyphonie, l'harmonie, et les objets sonores, selon leur profil, leur masse, leur densité, leur facture, leur qualité de percussion ou de résonance harmonique. Le problème de l'écoute de la musique électroacoustique est ancré dans l'absence de partition qui viendrait confirmer ce qui a été entendu ou au contraire révéler des éléments de composition non perçus. Cela revient à résoudre le problème de l'absence de partition. La question centrale de la musique électroacoustique semble être la composition de l'illusion sonore. En effet, comment déterminer les sonorités globales composites (les figures) sans l'aide de la partition ?
Le projet intrinsèque à la composition Par miroir déformé, consiste à apporter des éléments de réponse aux problèmes soulevés par le phénomène de l'illusion de la perception d'un matériau sonore produit par des instruments acoustiques et transformés, par le moyen des techniques électroacoustiques en matière sonore électrique. L'enjeu de la composition est de faire apparaître les possibilités de composition du passage de l'un à l'autre.
II Le phénomène de l'illusion composée cristallisée dans l'écriture
1/ Le bruit : le son musical poussé dans ses retranchements.
Nous avons vu comment la mutation du matériau en matière sonore est commune à l’écriture sur table et à l’écriture sur support enregistré. Ces techniques d’écriture utilisent les éléments indésirables produits par les instruments acoustiques de l’orchestre ou ceux,électriques, du studio. Les éléments du bruit sont utilisés au XX èmesiècle, comme un matériau de composition à part entière. L’illusion composée, question centrale de notre sujet, L’objet sonore dans le rapport entre l’écriture électroacoustique et l’écriture instrumentale,se situe dans cette perspective de l’incorporation des phénomènes du bruit instrumental pris comme matériau de composition.
En ce qui concerne Webern, le rapport du bruit et de l’illusion est, comme nous l’avons vu, cristallisé dans la partition du quatuor à cordes. La question du bruit fait également référence à L. Russolo [3] pour l’utilisation d’un orchestre de bruiteurs, ainsi qu’à E. Varèse, pour les prémices de l’écriture électroacoustique appliquée à l’orchestre. De même, nous pensons que le bruit est considéré comme un son musical poussé dans ses retranchements dans les travaux sur la musique concrète de P. Schaeffer[4] . Cela renvoie à la citation suivante :
« On m’a également crédité d’une mission historique : introduire le bruit dans la musique. Je me vante plutôt du contraire : d’avoir découvert, dans le son musical, la part du bruit qu’il contenait, et qu’on persistait à ignorer. Le déconditionnement de l’oreille auquel j’invitais les compositeurs et les auditoires tendait à remettre en cause l’opposition primaire entre son et bruit, en découvrant la musicalité potentielle de sons habituellement considérés comme bruits, aussi bien qu’en repérant, dans le son prétendu pur, le bruitage implicite : grain du violon ou de la voix, présence dans une note de piano du choc répercuté sur la table d’harmonie, foisonnement complexe des cymbales, etc. On fera bien de se souvenir qu’il ne s’agit pas là d’imperfections regrettables : ces prétendues impuretés font partie intégrante du donné musical ».
Nous pensons que cette découverte est l’apanage de P. Schaeffer en ce qui concerne la musique concrète. Du point de vue de l’écriture instrumentale, nous pensons qu’une part de la découverte du « bruitage implicite » et de son utilisation consciente et recherchée est à attribuer aux premiers opus de Webern, et plus particulièrement au contexte des Six Bagatellesen 1913.
En effet, l’instrumentation et l’orchestration des Bagatellessuscitent des questionnements à propos du détournement des instruments par modes de jeu interposés (arco-pizzicato, avec-sans sourdines, avec le bois de l’archet, au chevalet, notes jouées de manière inhabituelle, harmoniques ). F. Courtot [5] note à ce sujet :
« Quant à l’idiomatisme des instruments, notons que Webern refuse systématiquement la virtuosité « transcendantale » et travaille exclusivement sur les sonorités des instruments. Et en effet, c’est cela seul qui lui importe, puisqu’il vise seulement l’image sonore ».
La désintégration de la mélodie, des rythmes, de l’harmonie, et la re-composition des timbres nouveaux associés à la brièveté et à l’extrême concentration de la forme, préfigurent d’une part, la diminution des capacités de composer de Webern et, d’autre part, une série de miniatures (images sonores) à l’origine d’une grande part de la musique du XXème siècle. La notion « d’image sonore » tend à poser la thèse que la musique électroacoustique, défrichée par les compositeurs tels que E. Varèse et P. Schaeffer, se place dans une continuité de la musique instrumentale. C’est en ce sens qu’il paraît également possible de soumettre la question à propos de A. Webern. Celui-ci se situe à la charnière de la musique instrumentale et de la pensée de l’objet sonore électroacoustique.
Le projet de la composition Par miroir déformé s’appuie sur l’étude de la partition de Webern. Nous avons centré notre recherche non pas sur la série, mais sur l’aspect du timbre et des dynamiques, plus particulièrement significatifs de la notion de figure. Du point de vue de l’organisation des figures, elle semble, pour notre part, receler des éléments musicaux construits sur un assemblage de timbres [6] procédant d’une recherche nouvelle.
Cette notion d’image sonore, nous semble également, en relation avec le qualificatif d’objet sonore, tel qu’il est définit par P. Schaeffer [7] . L’objet sonore devient objet musical pour servir la musique.
2/ Tout son est un monde en soi selon la manière dont on le traite(8)
Le quatuor à cordes de la Bagatelle n°I de l’opus 9 de Webern représente donc l’ensemble du matériau acoustique initial constitutif de Par miroir déformé. L’objet de la compositionPar miroir déformé est de présenter quelques possibilités de passage du son acoustique vers le son électroacoustique, et d’organiser le matériau dans un renouvellement de la forme initiale.
Le choix de la Bagatelle n°I de Webern comme matériau de base à la réalisation de la pièce électroacoustique, est conditionné par l’important travail de Webern sur le son en tant que matière. L’œuvre met en avant les possibilités sonores inouïes obtenues par le détournement des techniques de jeu propre aux instruments à cordes. Le son représente pour Webern le contrepoint du silence, soit tout ce qui constitue une sorte d’image du son. La place laissée au silence dans la grande forme accroît le phénomène de l’illusion des sons perçus. L’enjeu des Bagatelles est centré sur l’extrême rigueur du geste instrumental, conditionné par l’emploi de modes de jeu particuliers et précisément écrits. Ces éléments sont réunis dans une esthétique de la dissonance atonale et dans une concentration de la forme.
L’enjeu de l’illusion composée pose le problème de la perception sonore.
III Le problème de l'illusion renvoie à la question de la perception
L’illusion composée est caractérisée par le problème suivant : la perception des sons reconnaissables comme étant des sons initiaux, est bousculée par la perception des objets hybrides autonomes, coupés de leur source et modifiés par manipulations électroacoustiques. Dans ce cas, la perception oscille entre divers degrés de reconnaissance des sons acoustiques et l’incompréhension des nouveaux objets sonores. Nous pointons le fait que l’hybridation du son acoustique et du son modifié est génératrice de l’illusion composée.
L’illusion composée est caractérisée par le problème suivant : la perception des sons reconnaissables comme étant des sons initiaux, est bousculée par la perception des objets hybrides autonomes, coupés de leur source et modifiés par manipulations électroacoustiques. Dans ce cas, la perception oscille entre divers degrés de reconnaissance des sons acoustiques et l’incompréhension des nouveaux objets sonores. Nous pointons le fait que l’hybridation du son acoustique et du son modifié est génératrice de l’illusion composée.
1/ Lucrèce [9]
Nous avons retrouvé chez cet auteur du 1 er siècle avant J.C. une préoccupation qui est sous-jacente à la composition Par miroir déformé. Les écrits de Lucrèce nous entretiennent des simulacres, (les images des choses, leur vitesse, les miroirs), ainsi que des problèmes de la perception des sons par l’ouïe et de l’effet de la distance : l’écho.
« Je dis que les choses envoient de leur surface
des effigies, formes ténues d’elles-mêmes,
des membranes en quelque sorte ou des écorces,
puisque l’image revêt l’aspect, la forme exacte
de n’importe quel corps dont, vagabonde, elle émane ». (L IV, vers 48-52).
« Enfin les images qui nous apparaissent dans les miroirs,
l’eau, tout ce qui luit, sont forcément des simulacres
émanant des objets puisqu’ils offrent le même aspect ». (L IV, vers 98-100).
« Parfois l’image est renvoyée de miroir en miroir,
si bien que les simulacres sont cinq ou même six ». (L IV, vers 302-303).
« Il existe même des miroirs dont les faces latérales
forment une courbe semblable à celle de nos flancs ;
ils nous renvoient les simulacres sans inversion
parce que l’image se transmet d’une face à l’autre » […] (L IV, vers 311-314).
« Mais si la distance est plus grande qu’il ne convient,
parmi tant d’air les mots se brouillent forcément
et la voix se trouble dans son vol éthéré.
Voilà pourquoi tu peux percevoir la sonorité
mais non reconnaître quel est le sens des mots :
tant la voix arrive confuse et entravée. » (L IV, vers 567-502).
Ces exemples de l’illusion, du miroir, de la distance des sons entre-eux, de l’illusion de l’écho sont des analyses simples d’évènements quotidiens que nous connaissons tous encore aujourd’hui. Ces fragments de poèmes datant du 1er siècle avant. J.C. sont tous porteurs d’une définition possible de la musique électroacoustique et des problématiques inhérentes à la composition.
Nous avons tenté de matérialiser dans Par miroir déformé, les simulacres musicaux en partant de la forme du miroir, et en construisant des images dans leur rapport à la vitesse.
Le problème de la perception des sons par l’ouïe est illustré par le brouillage de la reconnaissance des objets sonores cristallisés dans ce que nous avons appelé l’illusion composée. De même, l’effet de la distance, ce que Lucrèce nomme plus particulièrement l’écho, est illustré dans l’exemple du spectre sonore résonant situé de 0’52 à 1’20 minutes de la pièce Par miroir déformé. Le trouble de la perception résulte d’une impression de balayage des partiels d’un son. L’illusion de l’éloignement créé par l’accumulation des fréquences, rend compte de la perception de la sonorité, sans permettre de reconnaître quel est le sens premier des notes initiales. Il s’agit ici véritablement d’un moment de passage entre le son acoustique et le son électroacoustique.
2/ Helmut Lachenmann
Le projet de la composition s’est également nourri de ce rapprochement à la conception de la composition de H. Lachenmann [10]. M. Kaltenecker explique :
« Lachenmann renverse donc le rapport classique entre le son et le bruit considéré comme parasite : il s’agira non de composer avec le bruit, c’est à dire de s’en accommoder , mais de composer avec lui. »
La musique concrète instrumentale est une contribution à l’élargissement des possibilités instrumentales. Les notices des partitions précisent une nouvelle normalisation des modes de jeu et décrivent les relations du geste avec la particularité d’un son. François Bohy [11] donne un aperçu de la description d’un son :
« C’est le cas par exemple, du son joué avec l’archet tenu au poing et écrasé sur la corde, qui doit produire « un son crépitant, quasi perforé ». C’est le cas aussi des sonorités flautando dont la caractéristique en résonance « céleste » doit être mise en avant ».
Ces exemples sont également présents dans la pièce Par miroir déformé. La différence se situe entre le mode de jeu de l’instrumentiste orienté par Lachenmann et la reconstitution de ce mode de jeu, recréé par le phénomène de l’illusion dans la piècePar miroir déformé. La technique de filtrage des fréquences permet de maîtriser les éléments de techniques électroacoustique générateurs de l’illusion « du son joué avec l’archet tenu au poing et écrasé sur la corde ».
Conclusion
L’objet de la composition Par miroir déformé est de présenter quelques possibilités de passage du son acoustique vers le son électroacoustique, et d’organiser le matériau dans un renouvellement de la forme initiale. Celle-ci se définit par rapport à notre réflexion sur le matériau (la figure) et la matière sonore (l’objet). L’enjeu de la composition est de faire apparaître les possibilités de composition du passage de l’un à l’autre. Autrement dit, la pièce donne à entendre les variations d’un certain nombre de possibles de l’illusion sonore.
Nous avons tenté de matérialiser dans Par miroir déformé, les simulacres musicaux décrits par Lucrèce, en partant de la forme du miroir, et en construisant des images dans leur rapport à la vitesse.
L’illusion composée, question centrale de notre sujet, l’objet sonore dans le rapport entre l’écriture électroacoustique et l’écriture instrumentale, se situe dans la perspective de l’incorporation des phénomènes du bruit instrumental pris comme matériau de composition.
Nous pensons que le bruit est à considérer comme un son musical poussé dans ses retranchements.
Face à l’écriture électroacoustique, se pose le problème du matériau et de son organisation en tant que matière sonore dans l’espace, ainsi que celui du mouvement appliqué aux sons. Cela soulève la question de la perception du cours du temps. Le support enregistré permet de changer la perception du cours du temps, notamment par la composition des sons inversés et par les tenants de l’illusion composée propre aux techniques de composition électroacoustique.
[1] Webern Anton (1883-1945), Sechs Bagatellen für Streichtquartet, Wien, Universal Edition A.G., Nr. 7575, 1924.
[2] Webern Anton, L’oeuvre intégrale, Juilliard String Quartet, Pierre Boulez, 3 disques compacts, SONY, 27/02/1970.
[3] Russolo Luigi, L’art des Bruits, Lausanne, l’Age d’Homme, 1975.
[4] Schaeffer Pierre, Traité des objets musicaux, Essai Interdisciplinaire, Paris, Seuil, 1966, coll. Pierres Vives, O.R.T.F, nouvelle édition, 1977. p. 670.
[5] Courtot Francis, L’image sonore chez Webern, Paris, Cahiers du CIREM n°42-43, p. 15.
[6] C.f. les exemples cités dans le I - 1/L’enjeu : composer l’illusion.
[7] C.f. Les 7 critères morphologiques de P. Schaeffer.
[8] Jameux Dominique, livret de l’enregistrement Webern, L’oeuvre intégrale, Juilliard String Quartet, Pierre Boulez, 3 disques compacts, SONY, 27/02/1970, p. 67.
[9] Lucrèce, De rerum natura, Livre IV, Trad. par José Kany-Turpin, Paris, GF Flammarion, 1993, ed. bil. revue, 1997, p.245-277.
[10] Kaltenecker Martin, Avec Helmut Lachenmann, Paris, Van Dieren, 2001, p. 50.
[11] Bohy François, Matériaux, catégories, geste compositionnel, et esthétique dans les quatuors à cordes de Helmut Lachenmann, mémoire de DEA, Paris, 2001.